Un article signé Gildas Leprince, vidéaste, créateur de Mister Geopolitix pour la lettre Astérisque n°67 – Septembre 2021.

Le regard du tueur à gage s’illumine derrière la cagoule qui lui permet de conserver son anonymat. Nos caméras continuent de tourner. L’atmosphère est tendue. Il exhibe son pistolet en le tenant posé sur son genou. Un bruit soudain vient rompre l’ambiance tranquille du marché. Il se dresse brusquement : ce n’est qu’un ferrailleur qui transporte du matériel. Tout en continuant de regarder par-dessus son épaule, guettant la moindre menace, il répond à notre dernière question. « Je ne regrette pas d’avoir tué autant de personnes. Ce qui est fait est fait. » Les cloches d’une église voisine se mettent à sonner, des pigeons survolent d’un battement d’ailes la cour désaffectée dans laquelle nous nous trouvons. Mars 2020 – Fin d’une interview au cœur du cartel de La Unión au Mexique.

« C’est donc ça la réalité des cartels », me suis-je dit. Les séries sur El Chapo et Pablo Escobar m’avaient préparé à un certain nombre d’éléments. Mais pas à ceux-là.

Le réalisme. Glaçant. Poignant.
Se confronter au réel est une aventure.

Pourquoi s’inspirer du réel quand on est auteur ? Parce que le raconter, c’est d’abord devoir le vivre. Le voir. Le comprendre.

C’est une quête infinie qui va déborder sur votre vie personnelle et vous nourrir profondément. Vous allez tisser des liens forts avec ce qui vous entoure et devenir plus attentif aux gens, à leurs histoires. Il y a des rencontres qui changent. Des voyages qui chamboulent. Des réflexions qui font grandir. Le pouvoir du réel est… réel. Il est devenu pour moi une source d’inspiration très puissante.

L’exploration du réel fera ressentir toute une palette d’émotions qui vont marquer au fer rouge des moments de vie. Cette mise en situation permettra de raconter et de transposer la réalité avec beaucoup plus de passion et de caractère.

Ainsi, alors que je pouvais être amené à parler des migrations dans le monde avec un certain détachement lorsque je réalisais ces épisodes depuis mon studio vidéo à Paris, il m’est à présent impossible de les évoquer sans revoir les visages des personnes rencontrées en Grèce, en Espagne ou au Mexique. De même, au cours de plusieurs reportages, la violence inouïe de l’extrême pauvreté m’a tout autant frappé et continue d’avoir un impact sur mon écriture. La confrontation avec le réel permet de mettre des mots précis sur des violences sourdes, des moments de joie, de peur. Cela rend l’écriture profondément vivante.

Le réel est une ressource inépuisable d’inspiration. Bien évidemment, la fiction donne la possibilité d’explorer des territoires au-delà des limites imposées par le réel, mais notre planète est si grande, si variée (et parfois si complexe) que s’inspirer du réel permet de ne jamais craindre la page blanche.

Vient alors la question du comment. Pour restituer le réel, mes interrogations personnelles, mes questionnements sur le monde sont mon principal moteur. Il y a de fortes chances qu’un grand nombre de mes futurs lecteurs ou auditeurs s’interrogent de la même façon. Ces premiers cheminements et tâtonnements conduiront à de nouvelles voies. Ainsi a commencé pour moi cette formidable aventure au cours de laquelle je me suis peu à peu doté de nouvelles compétences : l’écoute, l’empathie, la capacité de synthèse, la mise en perspective.

Apprendre à repérer les héros du quotidien, les vilains, les battants, les colériques. Par expérience, je sais que les petits détails et les anecdotes marquent autant le public que la trame de fond, je ne l’oublie pas.

Cependant, s’inspirer du réel nécessite une déontologie. Selon ce dont je souhaite témoigner, il sera peut-être nécessaire de prendre du recul afin de savoir si ce que j’ai vécu est représentatif du sujet que je désire aborder dans mon travail. Aussi, afin d’avoir le maximum d’impact, il convient de connaître le public et ses potentielles réactions à mon histoire. Cela m’aidera à glisser des informations qui viendront déconstruire en douceur des peurs ou des idées reçues. Répondre à des interrogations peut faire évoluer certaines opinions.

L’hélicoptère de la Marine nationale me transporte vers le large. Les navires deviennent de plus en plus rares au milieu de l’immensité scintillante des flots. Au loin, un rectangle d’acier se dessine face au soleil couchant. L’hélicoptère fait alors de larges cercles autour du porte-avions Le Charles de Gaulle lancé à toute allure quelque part au milieu de la Méditerranée. Dans l’interstice de la porte entrouverte, j’ai le sourire jusqu’aux oreilles. J’ai encore du mal à réaliser que des instants de grâce comme celui-là, dignes des plus grands films, sont la conséquence de mes premiers questionnements, des années plus tôt.

Ma prochaine histoire se trouve là, quelque part autour de moi ! Impossible de savoir jusqu’où elle m’emmènera. Mais il est certain qu’un public sera là pour me lire ou m’écouter. Et je me dois de lui restituer ce réel qui m’interroge, le plus sincèrement possible.


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