Discours : Julie Bertuccelli et Benoît Peeters avec Jean Echenoz
Lecture de textes : par le comédien Dominique Pinon

Chemin d’Echenoz

En Suisse, il y a quelques semaines, dans la petite ville de Montricher, à deux pas de la fondation Jan Michalski, je suis tombé sur un chemin d’Echenoz.

Pas une rue ou une avenue, moins encore un boulevard : un chemin. Mais pas non plus un chemin qui ne mène nulle part, un de ces Holzwege heideggeriens. D’ailleurs, Jérôme Lindon vous l’avait dit très tôt, je vous cite : « Enfin, vous, ce que vous faites, ce n’est quand même pas du Heidegger, hein ? »

Car votre chemin, d’emblée et pour toujours, s’est placé sous le signe de Minuit, d’une « marche à l’étoile », dans cette maison que vous aviez crue d’abord « trop sérieuse, trop austère et rigoureuse, essence de la vertu littéraire ». Trop bien pour vous, donc, pensait le jeune homme que vous étiez. Il se trompait.

J’en reviens à mon chemin. Un chemin que j’ai eu, comme bien d’autres, tant de plaisir à emprunter avec vous, derrière vous, depuis 1979 et Le Méridien de Greenwich. Le livre fait peu de bruit, malgré le prix Fénéon, mais celles et ceux qui le lisent y trouvent un ton singulier. La marque du Nouveau roman est visible, celle de Raymond Roussel plus encore. Mais c’est déjà d’un « nouveau romanesque » qu’il s’agit, nourri de Joseph Conrad, de films noirs et de jazz. Si l’écrivain que vous êtes apprécie les contraintes, il se garde des interdits.

Puis c’est Cherokee, en 1983, et la curiosité des critiques qui se fait plus vive, les lecteurs plus nombreux, et bientôt le prix Médicis. Vous choisissez de ne plus vous occuper que d’écrire.

Roman après roman, L’équipée malaise, Lac, Nous trois, Les grandes blondes, Un an, vous explorez des tonalités différentes, mais une subtile ironie est toujours là, reconnaissable dès les premières lignes. Une forme de distance, qui fait partie de votre charme.

Vous cherchez « le rythme interne de la phrase », qui est bien autre chose qu’une affaire de virgules, même si celles-ci, pour vous comme pour Jérôme Lindon, sont « un véritable et grave enjeu ». Vous nous faites voyager aussi, en Micronésie, en Australie, en Arctique ou en Inde. Vous aimez jouer avec les genres : roman d’aventures, roman policier, roman sentimental ou roman d’espionnage. Mais vous bâtissez surtout ce que Pierre Lepape décrira comme « l’une des entreprises littéraires les plus originales et les plus fécondes du roman français d’aujourd’hui : la subversion du roman par déstabilisation douce ».

En 1999, c’est Je m’en vais, qui obtient le prix Goncourt. Comme vous l’écrivez, « ce sont des choses qui peuvent vous arriver dans la vie, il n’est évidemment pas mauvais que cela vous arrive à vous et à votre éditeur ». Mais l’affaire est rien décalée, ce qui n’a pas dû vous déplaire. Cette année-là, le prix est annoncé avant le jour prévu, et vous partagez avec les jurés le déjeuner de l’Académie Goncourt.

Vient le temps des récits de vies, qui sont comme des biographies accélérées, s’affranchissant de la tyrannie des faits. Et ce sont Ravel, Courir (sur Emil Zatopek) et Des éclairs (sur Nikola Tesla).

Arrive ensuite 14, qui a, parmi bien d’autres qualités, l’élégance de paraître deux ans avant le début des commémorations officielles de la Grande guerre. Puis Envoyée spéciale, un vrai-faux roman d’espionnage qui nous emmène jusqu’en Corée du Nord sur les pas de Constance, qui fut l’interprète d’un tube planétaire, « Excessif ».

Cher Jean Echenoz, nous sommes particulièrement heureux de vous remettre le prix Marguerite Yourcenar pour l’ensemble de votre œuvre. Vous êtes en bonne compagnie, après Pierre Michon – qui nous fait l’amitié d’être présent ce soir –, Hélène Cixous et Annie Ernaux.

Le jury était composé des membres de la commission de l’écrit de la Scam : Laura Alcoba, Pascal Boille, Catherine Clément, Colette Fellous, Nedim Gürsel, Isabelle Jarry, Michèle Kahn, Bertrand Leclair, Pascal Ory et moi-même.

J’évoquais « l’ensemble de votre œuvre ». La formule est un peu convenue. Vous travaillez à un nouveau roman, dont vous avez la prudence de ne rien dire. Où nous emmènerez-vous cette fois ? Peu importe somme toute. Nous sommes impatients de vous accompagner, sur votre imprévisible chemin.

Benoît Peeters

6 décembre 2018



photos : Cyril Etien / La Scam