02 , 03 déc. 2023

mk2 Bibliothèque, Paris 13e

Philippe Baron - photo Benjamin Géminel / Hans Lucas
Philippe Baron - photo Benjamin Géminel / Hans Lucas

Jauger le travail de ses collègues n’est pas un exercice simple. Mais il est toujours plus facile d’être installé dans son canapé que de se coltiner la multitude des risques, des négociations et des arbitrages nécessaires à la réalisation d’un film.
Donc à la fin de cette expérience monte en moi un grand respect envers vous, cher(e)s collègues, auteurs et autrices, filmeurs-filmeuses du réel. Respect à tous et toutes qui ont parfois risqué leur santé, voire leur peau, pour arracher quelques pixels à la fureur du monde.

Philippe Baron, documentariste, président du Jury des Étoiles

Le bouillonnement permanent du documentaire

En préambule, j’aimerais vous livrer une réflexion qui me réjouit.
Dans notre jury, nous sommes cinq. Tülin vient de Bruxelles, Madeleine et moi arrivons de Bretagne, Cédric de Montpellier. Cathie vit à Paris. Voilà donc un jury d’auteurs décentralisés, et sans que cela soit un sujet d’étonnement. Le temps n’est pourtant pas si loin où, résidants hors de Paris, vous étiez regardés par vos collègues parisiens avec une condescendance inquiète : « mais comment tu fais (sous-entendu : mon pauvre…) ? ». Le métier d’auteur se déparisianise et c’est une bonne nouvelle qui ne peut que démultiplier les points de vue. Maintenant, venons-en au palmarès des Étoiles 2023.

Regarder soixante films en quelques semaines est un marathon qui demande une bonne santé mentale. Les nouvelles du monde sont souvent effrayantes, leur accumulation peut provoquer une sorte de haut-le-cœur. Mais cet exercice est l’occasion d’un voyage immobile sans pareil. Les Étoiles de la Scam forment une constellation dans le ciel d’une année de production documentaire.

Ce voyage nous a emmenés en Ukraine et en Russie, forcément ; aux confins de déserts africains, dans des quartiers à la dérive de mégalopoles américaines, des coins perdus de jungles lointaines. Grâce à de beaux documentaires historiques, nous avons revisité les totalitarismes du XXème siècle, les perversions du colonialisme, les débuts du consumérisme. Nous avons parcouru des chemins très intimes, guidés par de belles œuvres introspectives. Nous avons rencontré une multitude de terriens et de terriennes.

Quand je ferme les yeux, me reviennent des visages malicieux ou graves, quelques éclats de rire, quelques regards intenses que je n’oublierai pas, pour avoir partagé le temps d’un film leurs bonheurs, leurs souffrances et leurs combats. Signe des temps, il m’a semblé qu’il y avait plus d’héroïnes que de héros dans les films de l’année.

Ce panorama est révélateur aussi par ce qu’il ne montre pas : peu de nouvelles d’Asie, de Chine, du Japon ou d’Inde. Parmi la présélection, aucun film sur le réchauffement climatique ou sur le confinement ; peu d’évocations des mondes ouvriers et paysans, des quartiers populaires, peu de captations de « l’ici et maintenant ». L’auscultation de la société française et ses enjeux sociaux ne semblent pas au cœur des préoccupations des auteurs et autrices. Tropisme de l’époque ou reflet d’une inclination des diffuseurs ? Nous ne saurions trancher.

Nous avons aussi noté que plusieurs très beaux films avaient éclos sauvagement, en dehors des clous, sans l’appui des grandes chaînes de service public. Probablement parce qu’ils ne rentraient pas dans ces cases de programme si chères à nos chargés de programmes. Dommage. Des œuvres incasables ou trans-cases et pourtant magnifiques.

Notre jury a eu de nombreux coup de cœur unanimes. Nous avons aussi longuement échangé. Nous avons eu plaisir à mettre des mots sur nos émotions, à défendre nos sensibilités diverses. Pas de clan au sein de notre quintet, mais des alliances imprévisibles. Une belle écoute.

Nous avons beau être des blasés d’images, nous nous sommes émerveillés devant tel plan-séquence insensé, telle audace de mise en scène, telle effronterie de montage-son, telle photographie sublime, tel moment de poésie pure…

Jauger le travail de ses collègues n’est pas un exercice simple. Mais il est toujours plus facile d’être installé dans son canapé que de se coltiner la multitude des risques, des négociations et des arbitrages nécessaires à la réalisation d’un film.

Donc à la fin de cette expérience monte en moi un grand respect envers vous, cher(e)s collègues, auteurs et autrices, filmeurs-filmeuses du réel. Respect à tous et toutes qui ont parfois risqué leur santé, voire leur peau, pour arracher quelques pixels à la fureur du monde. Respect pour votre obstination passionnée, malgré des situations souvent précaires et des diffusions parfois confidentielles.

Merci et bravo pour votre témérité, vos talents, vos audaces qui font que le documentaire n’en finit pas de se réinventer.

Philippe Baron

Les membres du jury 2023

Cédric Tourbe, Cathie Dambel, Tülin Özdemir, Philippe Baron et Madeleine Leroyer (de gauche à droite)

Le Jury 2023 des Etoiles et Prix audiovisuels - photo Benjamin Géminel / Hans Lucas