La remise du Prix Christophe de Ponfilly à Philippe Rochot le 21 juin 2019 pour l’ensemble de son œuvre a été l’occasion d’interroger plusieurs de ses proches pour réaliser un portrait décalé. Un article de Caroline Puel, journaliste et lauréate du Prix Albert Londres pour la lettre Astérisque n°63.

Je connaissais le nom de Philippe Rochot. Comme toute une génération de Français, il m’était impossible d’ignorer ce nom. L’affaire dramatique des otages français au Liban avait trop marqué les téléspectateurs des années 1980. L’enlèvement de diplomates puis de journalistes français, notamment Jean-Paul Kauffmann en 1985, avait été suivi l’année d’après par celui du grand reporter Philippe Rochot, évaporé à Beyrouth avec l’équipe de tournage d’Antenne 2, le 8 mars 1986.

Tous les soirs, pendant trente-six mois, jusqu’à la libération du dernier otage, le journal télévisé de 20 heures sur Antenne 2 s’ouvrit par la liste des noms des prisonniers et leur durée de détention. Rituel incontournable de cette époque pré-Internet, les syllabes égrenées résonnaient dans les mémoires…

Au bout de trois mois, Philippe Rochot a été libéré avec Georges Hansen. Je me souviens des images tournées à l’aéroport de Villacoublay. L’air gêné de Philippe Rochot m’avait interpellée. « On n’est pas des héros ! », avait-il lâché d’un ton sobre, presque sec. Philippe Rochot donnait l’impression de culpabiliser. Il se reprochait d’être libre alors qu’une partie de son équipe n’était pas sortie du Liban avec lui. Aurel Cornéa a été relâché six mois plus tard, mais il a fallu attendre dix-huit mois supplémentaires pour Jean-Louis Normandin et trois ans au total pour Jean-Paul Kauffmann, qui avait été séquestré avant lui. Son épouse Martine Rochot confirme : « Philippe a commencé à aller mieux quand ses collègues ont été à leur tour libérés. »

Aujourd’hui, Philippe Rochot accepte parfois de commenter de nouveaux cas d’enlèvements, mais assez rarement, car il ne souhaite pas être réduit à la figure d’otage et sait que cela assombrit son épouse. De l’Italie à la Chine en passant par le Liban, l’Arabie Saoudite et l’Allemagne, le journalisme a toujours beaucoup interféré dans la vie familiale des Rochot.

Philippe s’en excuse dans le préambule de son livre Vivre avec les Chinois (Éditions de l’Archipel). « À Martine, Delphine, Caroline et Justine, qui ont toujours eu la patience de m’attendre, en Chine et ailleurs… », écrit-il avec pudeur et affection.

Né à Dijon, diplômé de l’École de journalisme de Lille, Philippe Rochot pensait faire sa carrière en Asie. En 1970, il postule pour effectuer sa coopération dans le cadre d’un journal au Laos, au Vietnam ou au Cambodge. Mais il est envoyé en Arabie Saoudite, au moment où le roi Fayçal suspend l’enseignement du français. C’est le début d’un long itinéraire vers la Route de la Soie, qui le conduira sur les chemins de Damas, de Perse, d’Afghanistan, vers la Chine musulmane et finalement les capitales de l’ancien Empire chinois, Xian, Kaifeng, Pékin.

« La Chine était pour moi un aboutissement », reconnaît Philippe Rochot dans l’introduction de son ouvrage consacré à la Chine. « Ma Route de la Soie fut au bout du compte semée d’embûches et de révoltes. » 

En dépit de sa terrible expérience d’otage, son intérêt pour l’Islam, auquel il a consacré un ouvrage, La Grande Fièvre du monde musulman, n’a jamais faibli. Son reportage le plus frappant restera la traversée de l’Afghanistan qu’il a effectuée à pied en 1980, à partir du Pakistan. Dans cette période où l’Union soviétique occupait l’Afghanistan, la seule manière d’entrer dans ce Royaume de l’insolence était d’accompagner une colonne de moudjahidines. C’est ce que Philippe fera, avec son cameraman de l’époque, jusqu’à Kaboul. 

Certes, les ânes portaient le matériel, mais il fallait quand même marcher ! Et impossible à l’époque de donner des nouvelles aux familles inquiètes.
Sylvain Giaume, ancien cameraman du bureau de France 2 à Pékin, se souvient comment ils furent envoyés de nouveau dans cette région très instable des zones tribales, à la frontière du Pakistan et de l’Afghanistan, aux lendemains des attentats du 11 septembre 2001. « Sa double sensibilité m’a alors frappé, se souvient Sylvain. Philippe a le sens du danger, aiguisé par sa vie d’otage… Mais il a aussi le flair, l’adrénaline d’être là où l’action se passe, sans pour autant chercher à s’afficher à l’antenne. » C’est ainsi qu’en cette fin de l’ère taliban, Philippe Rochot aura l’instinct d’aller à Tora Bora, dans la province afghane de Nangarhar, où se cache alors Ben Laden. « Nous logions dans des conditions très spartiates, dans la petite cahute de l’ancien chef taliban de la répression des vices, se souvient Sylvain Giaume. Philippe parlait arabe, avait des informations venant de chefs pachtounes francophones et a senti qu’il se passait quelque chose dans cette bourgade, alors que tout le monde allait à Kaboul… »

Un jour, j’ai rencontré Philippe Rochot. C’était en 2002. Nous étions en Chine près du barrage des Trois Gorges, alors en construction. C’était quelques jours après le Nouvel an chinois. L’hiver finissait. Il faisait encore froid et humide dans cette région de grands brouillards. La boue collait aux pieds. Dans la préfecture de Yichang, qui servait de base aux entreprises de construction et aux ouvriers, nos équipes se sont croisées à la sortie de l’unique hôtel alors ouvert aux Occidentaux. Nous avons déjeuné tous ensemble. Philippe préférait aller dans un petit restaurant ouvrier plutôt que rester dans l’hôtel, faussement luxueux. Je me souviens de sa démarche, noble et souple. Plus tard, j’ai appris qu’il adorait la montagne. Son regard était empli de bienveillance, curieux et pourtant discret. Pendant le repas, Philippe ne parlait guère. Mais il écoutait avec attention. Il s’inquiétait avec empathie des conditions de travail des ouvriers… Il venait de réaliser un long reportage sur les adoptions en Chine pour le magazine télévisé Envoyé spécial et suivait l’affaire du sang contaminé au Henan.
« Nous avions passé incognito tous les barrages filtrant de la police en pleine nuit, se souvient Sylvain Giaume. Philippe faisait attention à ne pas prendre de risques, mais il était happé par l’envie de raconter… »

Son cameraman précédent, Tristan Lebras, a quant à lui longtemps hésité à accepter le poste très envié de New York, que la rédaction lui proposait, tant il a « adoré » travailler avec Philippe à Pékin. « Dans ce monde de la télévision où l’on croise beaucoup de cow-boys, de mecs qui la ramènent, Philippe Rochot est d’une humilité incroyable. Il respecte les gens de son équipe et ceux que l’on croise sur le terrain. » Tristan a beaucoup apprécié son approche géopolitique des situations et son humour, très pince-sans-rire. « Un jour, nous partions filmer une rave party sur la Grande Muraille, se souvient Tristan en riant. Philippe est arrivé avec un perfecto, un bandana autour du coup et m’a demandé avec un petit sourire : “Tu crois qu’il y aura de la chnouff ?” J’ai cru qu’il nous plongeait dans un vieux polar avec Jean Gabin ! »

Tristan a également apprécié « l’intégrité totale » de Philippe Rochot. À l’issue d’un reportage dans un village modèle perpétuant le culte de Mao et de la visite passionnante d’une usine de nouilles, la petite équipe retrouve la camionnette à trois roues destinée à les transporter, remplie de caisses de nouilles déshydratées : cadeau de départ. « Philippe était furax ! Il a commencé à enlever les caisses : “Reprenez vos nouilles ! Il y a beaucoup trop de nouilles ! Que voulez-vous qu’on fasse de toutes ces nouilles ?”, marmonnait-il tout en remettant les caisses dans les bras des employés de l’usine, sidérés. Avec le reste de l’équipe nous observions Philippou, écroulés de rire », se souvient Tristan. Il l’appelle toujours ainsi, comme le faisaient les Chinois, avec respect et tendresse.

En 2004, nous recevions le jury du Prix Albert Londres en Chine et Philippe m’a épaulée dans l’organisation avec gentillesse et discrétion. Il était là. Je savais que je pouvais compter sur lui, et aucun moment de friction n’a émaillé l’organisation de cette vaste opération. Philippe se retirait sans bruit lorsqu’il sentait sa présence inutile, mais il était bien présent dans les moments importants, donnant en quelques mots précis et sobres le conseil qui débloquait les tensions.
Par la suite, nous nous sommes parfois croisés à Paris ou à Pékin. Des moments plutôt rares, mais où une amitié silencieuse s’exprimait.

C’est aussi ce qu’Hervé Brusini a pu ressentir : « Philippe est toujours sur la réserve », commente son ancien collègue d’Antenne 2, saluant leur amitié si particulière. « Entre nous c’est à la vie à la mort… Il y a quelque chose de très lisible dans ses silences… »

Ce qui est frappant, dans cet exercice de portrait décalé, c’est la répétition des qualificatifs. Comme si Philippe Rochot avait réussi à imprimer sa marque auprès des personnalités très diverses qu’il a été amené à côtoyer. Une preuve – si besoin était – de l’authenticité de son attitude. Humanisme, bienveillance, humilité… sont les caractéristiques que relèvent tous ses anciens collègues et amis.

« La première image qui me vient à l’esprit lorsque je pense à Philippe est celle d’un gentleman », estime ainsi Frédéric Tonolli, qui le rencontre parfois lors des réunions du jury Albert Londres. Pour le réalisateur de documentaires, il émane de Philippe cette forme de journalisme à l’ancienne, d’hommes qui ne se mettent pas en avant, s’expriment avec dignité et sobriété. « Il sait mener le combat courtoisement. Il ne crie pas, mais il sait où il va », complète Frédéric Tonolli. Pointilleux, Philippe suit chaque débat avec acuité, et a vu tous les films. Il est sérieux, a pris des notes. Il est ferme en douceur. Apaisant. « On ne voit pas son ego, ajoute Frédéric. On sent une bienveillance solide, un homme déterminé, courageux… »

C’est la même impression que retient Hervé Brusini. « Philippe était déjà un grand reporter aguerri à la fin des années 1970… Si l’on devait associer un nom au mot “rigueur”, on citait celui de Philippe Rochot. Philippe est un homme qui a des engagements forts par rapport à ce qu’il pense. Il est déterminé. Ce n’est pas un romantique, mais un homme qui va au plus précis des choses… Ce n’est pas une grande gueule. Il accepte la critique et la remise en cause. Quand j’ai appris qu’il faisait de la montagne, j’ai su qu’il était de cette économie-là. »

Aujourd’hui, Philippe Rochot se passionne pour le mouvement des « gilets jaunes ». « Tous les samedis, il va voir les “gilets jaunes” », raconte son épouse Martine, qui avoue avoir rêvé d’autre chose pour les fins de semaine ! « Philippe ne se lasse pas. Il observe l’évolution du mouvement, même s’il n’est pas forcément dans leur logique… Il a besoin de transmettre, de diffuser tout ce qu’il voit et ressent. » Et il le fait avec passion, alimentant quotidiennement son blog.

Depuis quelques années, Philippe Rochot développe son activité de photographe. « Philippe a toujours fait des photos en marge de ses reportages », se souvient Martine. Enfants, vieillards, tous sont immortalisés dans une démarche d’anthropologue, de philosophe. C’est au travers de ses photos que j’ai compris l’extrême sensibilité de Philippe Rochot. Cette nouvelle approche très individuelle et visuelle, cette énorme banque de données montrée dans des expositions itinérantes, témoignent encore davantage de ce journalisme empathique et humaniste que défend Philippe Rochot. Il a ainsi réalisé une exposition de photographies des Ouïghours du Xinjiang, la grande province de l’Ouest chinois, agitée par le séparatisme musulman où la répression s’exerce avec force. « Mais il n’y avait rien de politique, précise son épouse. Il a saisi les gens dans des photographies discrètes et bienveillantes, non intrusives. » « Dans ses photos il n’y a jamais de forfanterie, pas d’artifices… Philippe est un homme qui a envie de reconnaissance, mais qui la fuit », résume Hervé Brusini.