Un article de la journaliste Sylvie Hugues pour la lettre Astérisque n°62.



La photographie n’est plus ce qu’elle était… À l’heure du smartphone triomphant et de l’égo-portrait (selfie en mauvais français) généralisé, au moment où des milliards d’images sont enregistrées, diffusées, échangées, manipulées chaque jour, qu’est devenu le métier de photographe ? Tel était l’objet de la table ronde organisée par l’association FreeLens et la Scam le 22 novembre dernier. Sous le titre « Devenir, être, rester photographe », cette conférence-débat a fait salle comble et donné la parole à une douzaine d’acteurs de la photographie documentaire et du photojournalisme. Wilfrid Esteve, président de FreeLens et modérateur de la rencontre, avait choisi les trois principaux intervenants : Sandra Mehl, lauréate du Prix Mentor 2016, Cyril Abad, lauréat en 2017, et Ulrich Lebeuf, directeur du festival MAP à Toulouse et photographe en activité depuis plus de vingt ans. Toutefois, la soirée débuta par l’intervention claire et argumentée de Claude Vauclare, autrice avec Rémi Debeauvais d’une étude sur le métier de photographe commandée par le ministère de la Culture et de la Communication en 2015. Une étude qui est une sorte de « photographie » documentaire d’un milieu insaisissable et paradoxal… Alors, qui sont les photographes ? Écoutons Claude…

Une « photographie » partielle et un peu floue…

 « Avec notre cabinet Ithaque, nous avons mené l’étude auprès d’un échantillon de 3 000 photographes. La tâche s’est révélée ardue tant cette famille est complexe à décrire. Nous avons constaté que depuis 1990, le nombre de photographes n’a cessé de croître, passant de 16 600 en 1990 à 22 500 en 2015. C’est une population qui vieillit et se féminise. En 1990, il n’y avait que 16 % de femmes photographes, en 2015 elles sont 35 %. Autre fait marquant, en 1990, 46 % des photographes étaient salariés, et en 2015 ils ne sont plus que 16 %, dont beaucoup en CDD ou à temps partiel. La précarisation du métier est donc bien une réalité ! En ce qui concerne les photographes auteurs ou autrices, ils étaient 1 879 en 1994, et dans le dernier rapport de l’Agessa de 2017, le chiffre est de 4 560, autrement dit multiplié par trois ! Inversement, les titulaires de la carte de presse ne sont plus que 677, parmi lesquels très peu de femmes. Cette étude fut aussi l’occasion de recenser une nouvelle catégorie, celle des autoentrepreneurs, au total 1 photographe sur 5, ce qui est beaucoup. C’est aussi une profession ouverte. On peut y entrer très tard en ayant fait un autre métier auparavant. Sur les 3 000 personnes qui ont répondu, 17 % sont devenues photographes au-delà de trente-cinq ans et la plupart ont un haut niveau de formation à Bac +3, caractéristique partagée avec de nombreuses professions artistiques. Toutefois, 50 % ont suivi d’autres études que celles dispensées par une école de photographie… Nous avons aussi été étonnés par la grande diversité des statuts social et fiscal des photographes et par le fait qu’il est impossible de connaître vraiment le prix d’achat d’une photographie, même en divisant la profession par secteur d’activité. » La crise de la presse, le développement des banques d’images à bas coût et la prolifération des images d’amateurs ont créé un marché ultra-concurrentiel où chacun s’adapte aux tarifs proposés.

Être photographe au quotidien ?

Les deux lauréats du Prix Mentor ont ensuite pris la parole pour raconter leur parcours, illustrant parfaitement les propos précédemment établis. Ainsi, avant d’être photographe, Sandra Mehl a suivi des études supérieures en sociologie et travaillé pendant quelques années dans l’aménagement du territoire. Quant à Cyril Abad, il a d’abord œuvré dans l’expertise comptable. Ulrich Lebeuf, quant à lui, a insisté sur la nécessité d’exercer plusieurs métiers afin de continuer son activité : « L’acte photographique est devenu un langage courant grâce au téléphone portable. Cette démocratisation s’est accompagnée d’un intérêt croissant pour la photographie. De plus en plus de gens visitent des expositions, les festivals de photo abondent… mais cet engouement ne crée pas de valeur pour la ou le photographe professionnel parce que cette généralisation a laissé croire que la photographie c’était gratuit, simple et jetable. » Dans la salle, Nadège Abadie, photographe, réalisatrice et enseignante à la célèbre école Louis Lumière, ajoute : « À la fin de leur scolarité, conscients de la difficulté de vivre de la prise de vue, deux tiers des étudiants s’orientent vers des activités annexes en lien avec la photographie : régisseur, iconographe…

De mon côté, je les incite à travailler en équipe en créant des passerelles avec les filières « Son et Cinéma », car la photographie se pratique de plus en plus en parallèle avec d’autres techniques. » À l’évidence, il ne suffit plus aujourd’hui de savoir-faire de « belles » ou de « bonnes » images pour être photographe. Cela demande aussi d’autres qualités. Dimitri Beck, du magazine Polka, insiste alors sur le manque de culture et de curiosité de certains jeunes photographes : « Combien viennent nous voir à la rédaction, sans avoir pris le temps de lire notre magazine ! Pas de profession sans culture générale ! » Tel est le point de vue qui fait l’unanimité, avec en plus la nécessité d’être curieux, actif et de s’informer au maximum. Ainsi, Carine Dolek, du festival Circulations, conseille de répondre aux appels à candidatures lancés par des festivals photo hors de France et de sortir davantage de l’Hexagone.

Les nouvelles pratiques photographiques

La dernière partie de la table ronde a mis en évidence l’émergence de nouvelles formes de pratiques, où la photographie « pure » n’est plus finalement que l’un des maillons d’une chaîne qui s’appuie sur les nouveaux médias que sont les réseaux sociaux. Un univers où il faut chaque fois inventer son métier.
Très actif sur les réseaux sociaux, âgé d’une trentaine d’années, Frédéric Marie explique comment il a créé sa propre chaîne Youtube : « Comme j’avais du mal à vendre mes images aux rédactions, j’ai créé mon propre blog et je me suis formé au web-marketing pour le faire vivre et créer du trafic, ce qui est très éloigné de ce qu’on apprend dans les écoles. Aujourd’hui je réalise des contenus en photo, texte et vidéo, avec formats spécifiques pour la télévision, le web… Cela suppose d’avoir l’esprit d’un entrepreneur, il faut trouver des producteurs, se créer un réseau et pourquoi pas établir des partenariats avec des marques. »
De son côté, Pierre Morel, photographe depuis dix ans formé à l’EMI-CFD, se présente comme entrepreneur culturel : « Mon métier a évolué, je ne suis plus qu’un preneur d’images, je fais de la gestion de projets culturels où je suis amené à trouver des clients, promouvoir mon travail, chercher des subventions. Il m’arrive d’intervenir dans des écoles et je suis surpris de constater l’absence de formation au niveau de la stratégie à mener pour pénétrer le marché et le manque de connaissances des jeunes photographes sur leurs droits et leurs devoirs. Les photographes sont très seuls et ont besoin d’être accompagnés par des consultants, des iconographes, des agences et d’autres organisations professionnelles comme l’UPP, Paj, la Scam ou la Saif. Curieusement, il n’y a que 900 adhérents à l’UPP… », souligne Pierre Morel, qui fait partie du conseil d’administration. Il encourage donc les photographes à jouer plus collectif. Pas facile quand on connaît l’esprit « individualiste » d’une profession qui se pratique souvent seul avec son boîtier…

Un métier d’avenir ?

Impossible d’apporter une conclusion définitive à ces partages d’expériences et à ces témoignages croisés. Si l’on a vu que certains points se recoupaient (notamment la nécessité de ne plus être « seulement » un preneur d’images), nous avons aussi remarqué les différences d’approches générationnelles. La maîtrise des réseaux sociaux et de leur possible « monétarisation » crée un vrai clivage entre les « Digital Natives » et ceux qui ont commencé leur carrière avec l’argentique. Pour Wilfrid Estève, « l’avenir de la profession dépend de la faculté à anticiper les changements plutôt qu’à les subir ». Les différents témoignages lui ont donné raison, mais cette table ronde a aussi montré que le terme de « photographie » recouvrait des réalités bien différentes, s’agissant autant des marchés et des statuts que des pratiques au quotidien. Qu’il se sente plus photojournaliste ou davantage artiste, le photographe de 2019 doit à la fois se former à d’autres techniques telles que la vidéo ou la prise de son, se cultiver afin d’être à même d’aborder de nouveaux marchés et se grouper avec ses collègues pour mutualiser les moyens et défendre ses droits. Des pistes que bon nombre ont déjà mises en application mais qui restent plus faciles à énoncer qu’à suivre au quotidien. Parce que même en 2019, un photographe doit encore savoir « bien » photographier et sélectionner ses meilleures images. Or, comme le rappelait Jacques Graf, qui a participé à la création d’un canal de diffusion alternatif aux agences appelé Divergence Images : « Le numérique a nivelé la qualité et le photographe a peut-être oublié qu’il est avant tout auteur. » Un sage rappel, non ?

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