Cela fait dix ans déjà que Syntone honore l’art radiophonique et ses talents. Alors que la forêt des podcasts s’épaissit, ce site unique en son genre, désormais accessible sous forme de revue, se présente plus que jamais comme un guide critique de référence. Exigeant et foisonnant. Un article de la journaliste Sonia Vaudes, pour la lettre Astérisque n°60.

C’est un endroit à part, clair et élégant, qui d’emblée inspire le calme et la sérénité. Un lieu numérique où l’on ouvre les yeux et couvre ses oreilles (d’un casque) pour évoluer hors du temps, les sens en alerte, l’attention à son maximum, prêt à se laisser prendre tout entier par un son qu’on aura choisi d’écouter parce que l’auteur ou l’autrice d’un post aura su éveiller notre désir. Comme on va au cinéma sur la suggestion de son critique préféré, comme on ouvre un livre après avoir senti la vibration sincère d’un lecteur journaliste, on lance un son sélectionné par la rédaction de Syntone les yeux fermés, mais éclairé. Et cela fait dix ans que ça dure.

Dix ans que ce site consacré à « l’actualité et [à] la critique de l’art radiophonique » joue les chercheurs d’or dans les rivières du son, de la radio, et de la création sonore pour en extirper les pépites, les placer sous son microscope pour en analyser composition et beauté, et partager les réflexions qu’elles lui inspirent.

Si Syntone (dont le nom même évoque la vibration en harmonie) a aujourd’hui statut de référence, ses débuts, modestes, n’ont pas été sensiblement différents de ceux de beaucoup de blogs consacrés à des passions un peu pointues. « J’étais frustré de ne pas lire d’articles dans lesquels des gens mettaient des mots sur des sons », se souvient son créateur Étienne Noiseau, qui, de son propre aveu, connaissait à peine l’existence de France Culture lorsqu’il a commencé à étudier la prise de son. Conseillé par ses profs – Yann Paranthoën fut, à Bruxelles, l’un des intervenants qui le firent profiter de son savoir –, et toujours plus curieux d’explorer un territoire nouveau pour lui, Étienne Noiseau a pris l’habitude, à la fin des années 1990, de se caler derrière son poste de radio comme un chasseur derrière un bosquet. « Avant les années 2000, à moins d’être au rendez-vous de l’émission que vous vouliez écouter, il était très difficile d’accéder à la création sonore », raconte-t-il. « La radio en ligne existait très peu. C’est d’ailleurs pour cette raison que tout un pan de la création reste méconnu. » Et le passionné s’est mis à écrire. Humblement, mais sérieusement. Tout en travaillant pour l’Atelier de création sonore et radiophonique (ACSR) de Bruxelles, puis à Radio Grenouille et son atelier Euphonia, à la création du site Silence radio et à la production de deux documentaires pour France Culture. Jusqu’à se former assez l’oreille et forger suffisamment sa pratique pour se dire : « Pourquoi ne pas rassembler tout ça ? » La confection d’un site internet constituait la solution la plus évidente. Pour des raisons économiques, bien sûr, mais aussi pour des questions pratiques : le web était « l’endroit idéal où mettre du son et du texte en vis-à-vis, afin que le public puisse faire des allers et retours entre l’un et l’autre ».

Il faut se glisser dans Syntone pour comprendre le confort que l’on y trouve, et savourer cet intime plaisir intellectuel qui consiste à confronter son ressenti à l’analyse d’un de ses pairs. Dans les chroniques, « on explique ce qu’une pièce sonore raconte, mais aussi la façon dont l’auteur ou l’autrice (chez Syntone, on pratique la « démasculinisation » de la langue depuis… 2015 !) l’a construite, avec quels éléments de langage, décrit Étienne Noiseau. On essaie de savoir si les voix qu’on y entend sont proches ou lointaines, comment c’est enregistré : dans un décor, ou non ? Avec quelles ambiances, quels enchaînements ? Est-ce que le travail est monté cut, ou fondu ? Et comment cette forme donne-t-elle un sens au fond ? » Au fil du temps, une équipe s’est constituée, au sein de laquelle on trouve Pascal Mouneyres, Anna Raimondo, Clément Baudet, Deborah Gros, Pali Meursault… et aussi Juliette Volcler, passée de chroniqueuse, à partir de 2012, à co-coordinatrice éditoriale deux ans plus tard. « Pour moi, explique la jeune femme, une bonne chronique doit m’avoir mobilisée en entier. Quand j’écoute une pièce sonore, je m’en imprègne complètement. Si quelque chose me fascine dans un passage, je le réécoute jusqu’à mettre des mots dessus. De mon point de vue, l’écoute critique doit être aussi subjective que la création elle-même ». De formation littéraire, la chercheuse (sur les usages sociaux et politiques du son) a découvert la création sonore après une expérience à la radio Fréquence Paris Plurielle, où elle s’était notamment essayée au documentaire. Le virus a grandi au fil de son initiation aux sons : « Comme beaucoup de personnes qui découvrent l’écoute, ce fut un très beau moment, confie-t-elle. Ce que peut provoquer l’attention approfondie à une pièce, découvrir ce qu’elle dit, c’est comme un continent qui s’ouvre devant moi ». Elle aussi a voulu partager ses découvertes et proposer une critique, comme pour n’importe quel art… et permettre à tous les porteurs d’oreilles d’écouter plutôt que d’entendre, comme on regarde plutôt qu’on ne voit, qu’on lit plutôt qu’on ne parcourt ou survole. « Nous nous sommes donnés comme mission de travailler à l’éducation à l’écoute, confirme Étienne Noiseau. Jusqu’ici, peu de gens se sont efforcés de donner des outils pour décrypter ce que l’on entend – les contenus radiophoniques et les podcasts ». 

Les podcasts, justement. Depuis un peu plus de deux ans en France, il en fleurit de toutes sortes : des podcasts pour débattre ou s’amuser, pour militer ou s’émouvoir, pour s’informer, apprendre, se détendre – de façon journalistique ou artistique, documentaire ou basique. Chacun le sien et tout pour les oreilles ! « On sent un enthousiasme, une ébullition qui ne se rattache à rien de précédent, confirme Juliette Volcler. On a la sensation que quelque chose d’entièrement nouveau se crée, ce qui est en partie vrai, mais également en partie exagéré, car la création radiophonique a… un siècle ! » Voilà Syntone résumé en une phrase : embrasser le champ du son ne se limite pas à produire à la chaîne analyses et critiques de travaux d’auteurs et d’autrices. Sans son souci de la mise en perspective, de la comparaison et de l’inscription dans un mouvement, une époque, ou un genre, cet endroit de qualité ne serait pas ce qu’il est, un espace intellectuel de haut vol unique en son genre – la critique radiophonique tend plutôt à disparaître, Télérama constituant une louable exception à la règle.

Plutôt que de séparer le bon grain de l’ivraie, Syntone préfère concentrer son attention sur le bon grain, et se féliciter de ce que les promeneurs engagés sur les chemins du son, quel qu’il soit, soient toujours plus nombreux… « Les podcasts se développant, la possibilité de toucher un public plus large grandit elle aussi », se réjouit l’homme à l’oreille sensible. Plus on est de fous, plus on rit ! « Il vaut mieux créer des liens entre les uns et les autres plutôt que d’encourager une fragmentation à l’intérieur d’un milieu pas si gros que ça », appuie sa comparse. Ce désir de partage et de communion constitue l’une des raisons pour lesquelles Syntone, avec ses trois à quatre mille visiteurs mensuels, reste d’accès gratuit. Façon de continuer à « divulguer au plus grand nombre notre amour du son », reprend Noiseau, qui, en 2013, a tiré les conclusions qui s’imposaient du succès et de la reconnaissance professionnelle acquis par Syntone : « puisque notre travail avait de la valeur aux yeux de certains », peut-être était-il temps de se rémunérer pour continuer à le faire. Une opération de financement participatif plus tard, la Scam et la SACD (aujourd’hui retirée du projet) ont apporté leur soutien et une revue est née, qui permet, grâce à ses quelques trois cents abonnements, dont une quinzaine de librairies, de faire fonctionner cette résidence de beaux textes, de sons, de comptes rendus d’événements, de dossiers thématiques, mais aussi d’informations pratiques sur des stages, des bourses, des festivals – une vraie malle aux trésors. Dans un monde de promesses sonores toujours renouvelées, l’avenir offre de belles perspectives. « Il y a dans la création sonore et son écoute une alternative aux écrans, assure M. Syntone. J’écoute du son pour me déconnecter non pas du monde ou de la vie, mais des réseaux sociaux. La question est : est-ce qu’on s’accorde encore du temps pour ne « rien » faire, comme lire, ou écouter une création radiophonique ? » Ne pas irriguer ses oreilles n’est pas un tort, mais un bonheur à côté duquel il est dommage de passer. 

Car nul n’a besoin de connaissances ou d’aptitudes spéciales pour se révéler sensible au son. Il suffit d’un peu de patience – « car il y a forcément une décision volontaire de s’arrêter pour écouter quelque chose », un mouvement « physiologique et philosophique », ainsi que le note Juliette Volcler –, et de l’envie d’être traversé par le « rêve » d’un auteur ou d’une autrice, un univers, des sons pas forcément familiers. Syntone fêtera ses remarquables dix années d’existence lors d’une soirée organisée à la Scam, le 6 novembre ; on lui souhaite dix prochaines années tout aussi frissonnantes… pour notre plus grand plaisir.

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