Le prix Marguerite Yourcenar 2017 a récompensé l’écrivaine Annie Ernaux pour l »ensemble de son œuvre. Elle nous livre pour l’occasion un très beau texte publié dans la lettre Astérisque n°59

Que signifie «recevoir un prix » ? Non pas en général, mais pour moi ? Et pas n’importe quel prix mais celui qui porte le nom prestigieux, voire intimidant, de Marguerite Yourcenar ? Je fais partie des êtres que toute question directe jette dans un abîme de pensées contradictoires, embarrassantes à démêler. Et celles-ci me mettent en grand danger d’insincérité. Ou de généralité consensuelle – c’est merveilleux un prix, etc. –, ce qui revient au même. Pour contourner cet écueil, je ne vois qu’un moyen, me situer au commencement, non de l’écriture mais de la première publication et, avec cette franchise que facilite la distance temporelle avec soi, exposer ma relation à cette institution dont l’école, elle, s’est débarrassée en 1968.

Il y a d’abord eu le désir. Désirer un prix. En l’occurrence le verbe est faible pour qualifier le tumulte qui s’était emparé de moi quand j’avais vu mon nom figurer sur la liste du Goncourt, il y a un peu plus de quarante ans. À peine venais-je de vivre, au printemps 1974, le séisme de la publication d’un premier roman – Les Armoires vides – que fulgurait cette possibilité, inscrite noir sur blanc dans Le Monde, qu’il obtienne ce prix connu de la France entière et au-delà. J’ai haussé les épaules et déclaré qu’il s’agissait d’une bouffonnerie, que je ne l’aurais pas. Mais le mal était fait. Que je n’aie jamais accordé au Goncourt beaucoup de confiance dans sa capacité à honorer la valeur littéraire n’y changeait, on s’en doute, rien : J’étais sur la liste, cette entreprise sadique qui fait miroiter la gloire aux yeux d’une dizaine d’écrivains, qu’elle élimine, barre peu à peu comme des produits défectueux.

Silencieusement, je me suis mise à « y croire». Il y avait de l’eschatologique dans ma croyance, le prix Goncourt représentait la fin dernière de mon livre, la vengeance suprême des hontes et des humiliations qui étaient le sujet du roman, les miennes et celles de tous ceux qui en avaient subi de semblables. Une revanche personnelle aussi, je veux le prix parce que – ai-je écrit avec lyrisme dans mon journal – «mes pieds traînent toujours rue du Clos-des-Parts, chargés de toute la merde lumineuse de mes douze ans». Avouer aussi que, brusquement, ce rêve a pris corps: quitter l’enseignement et ne plus rien faire d’autre qu’écrire. Tout cet échafaudage s’est effondré à l’instant de la proclamation du prix à la radio — Pascal Laîné, La Dentellière – et je n’ai eu de colère qu’envers ma naïveté, mon ignorance des rouages de ces instances lointaines et parisiennes. Bref, je m’étais monté le bourrichon.

Assez vite, j’ai soupçonné les conséquences désastreuses qu’un prix Goncourt obtenu pour un premier roman aurait eues sur ma façon d’écrire, mais il m’est pourtant arrivé de regretter de ne jamais connaître ce moment où, dans l’innocence et la fraîcheur, fond sur soi quelque chose d’immense qui à la fois comble et dépasse le désir qu’on a eu de l’obtenir.

Parce que, dix ans plus tard, lorsque j’ai reçu le prix Renaudot pour La Place, je n’ai rien éprouvé de semblable. En dix ans, toute pensée, tout désir d’avoir un prix m’avaient quittée. La seule gratification que j’attendais de l’écriture, avec des textes qui s’éloignaient du roman – le genre primable –, c’était simplement de continuer à être publiée, ce dont je doutais toujours en apportant un manuscrit à mon éditeur. Décerné à mon livre au onzième tour de scrutin – de quoi me ramener à l’humilité, sinon l’indignité, d’ailleurs une journaliste dira le soir à la télévision qu’on a récompensé une étudiante boursière –, ce prix Renaudot m’a plongée dans une visibilité et une agitation médiatiques qui m’ont laissée étourdie, dépourvue d’émotions. Une pensée surnageait, une mélancolie, l’impossible ajustement entre mon succès personnel et la mémoire de mon père, de ceux de la lignée dont je suis issue, l’impossible réparation.

Dans les jours et les mois qui ont suivi, j’ai mesuré que la véritable reconnaissance, c’était celle que les lecteurs éprouvaient en lisant La Place, ces phrases que, comme ils me l’écrivaient, ils auraient pu dire. Cela, c’est le prix qui l’avait permis en élargissant le cercle des lecteurs jusque par-delà les frontières. Prix qui, en m’adoubant officiellement écrivain d’une manière que je ressentais, malgré tout, comme hasardeuse et artificielle, a agi sur moi comme une obligation à aller plus loin dans mon engagement d’écriture.

Donc oublier le prix, oublier même cette reconnaissance des lecteurs qui menace de peser comme l’obligation de remplir leur attente, laquelle n’existe pas puisqu’ils ne la connaissent qu’après avoir lu le livre. Ne plus désirer rien d’autre que de donner forme par l’écriture à une matière surgie à la fois de l’intérieur et de l’extérieur, du moi et du monde. Ne pas construire un être d’écrivain mais dissoudre une vie dans l’écriture. C’est à peu près ainsi que je peux définir mon idéal, peut-être moins choisi qu’il ne m’a choisie, déchirée que j’ai été, tôt, par ce qu’il est convenu d’appeler la fracture culturelle, éprouvant ainsi l’écriture comme l’accomplissement sans fin d’un mandat.

Ce qui me touche profondément dans le prix Marguerite Yourcenar, c’est qu’il reconnaît, non pas un livre en particulier, mais un engagement d’écriture dans la durée. Tel que je le perçois au travers de l’œuvre de mes prédécesseurs qui l’ont reçu, Pierre Michon et Hélène Cixous, il me paraît l’approbation d’une démarche d’écriture marquée par la liberté et la recherche. La reconnaissance d’une voie que Marguerite Yourcenar a illustrée d’une façon puissante, presque insolente dans sa sérénité. De son œuvre, je pourrais évoquer longuement Les Mémoires d’Hadrien, découverts en ma première année d’étudiante, ainsi que ces textes avec lesquels j’ai entretenu une espèce de dialogue avant d’entreprendre mon livre Les Années, je veux parler de Souvenirs pieux et d’Archives du Nord. Je pourrais dire ma fascination pour la personne, la femme qui approchait sensuellement le monde, qui n’a jamais transigé avec ses désirs, notant en 1980, à 76 ans, en face d’une note ancienne, retrouvée, dans laquelle elle croyait avoir détruit son «avidité1»: Non.

Mais je préfère évoquer un souvenir sensible et secret, qui m’est revenu aussitôt à l’annonce du prix. Celui de ce soir de novembre où, après le Renaudot, je me trouvais à l’hôtel du Pont-Royal, en train de dîner, muette, ahurie par cette journée, en compagnie d’Antoine Gallimard, mon attachée de presse et le service commercial. À une table plus loin, juste en face, il y avait Marguerite Yourcenar, avec son écharpe blanche. À un moment j’ai croisé son regard posé sur moi avec l’ébauche d’un joli sourire. Il m’a semblé y lire de la curiosité et de l’amusement.

Alors que je finis d’écrire ces lignes, un pivert vient de s’abattre à la verticale sur le tronc d’un sapin devant ma fenêtre. Je vois sa tête rouge, son long bec acéré qui pique l’écorce noire à petits coups rapides. Il repart en un éclair planant au-dessus de la pelouse. Je pense fortement à elle, Marguerite Yourcenar, qui s’est toujours sentie le maillon d’une chaîne au sein d’une nature dont les règnes n’étaient pas séparés.

1 – Josyane Savigneau, Marguerite Yourcenar: l’invention d’une vie, Paris, Gallimard, 1990

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