L’Ours d’or de Berlin, le Lion d’or de Venise présidait L’Œil d’or de Cannes. Le journaliste Emmanuel Raspiengeas a rencontré Gianfranco Rosi sur la Croisette. Une interview publiée dans Astérisque n°55.



Comment êtes-vous venu au documentaire ?

Gianfranco Rosi – J’ai fait ma formation à la New York University Film School, plus axée sur la fiction. Mais quand j’ai commencé à réaliser, je n’étais pas vraiment conscient des différences entre documentaire et fiction, je me fiais plus à mon instinct. Je suis très individualiste, je n’ai jamais aimé travailler sur des gros plateaux, entouré de trop de gens, avec trop peu de temps et d’espace pour créer… Dès mon premier film, j’ai tout de suite ressenti le besoin de découvrir mon histoire au fur et à mesure que je la filmais. C’est un peu devenu ma règle de vie. Quand je commence un film, je ne sais pas où il va m’emmener, je laisse le temps faire son travail, et je me laisse guider par mes rencontres. D’autant que le plus important a toujours été pour moi de savoir où se situe la frontière entre le vrai et le faux, qui est la question principale dans tous les arts.
En documentaire, je cherche à transformer la réalité en quelque chose d’autre, de créer une impression de suspension qui puisse laisser une grande place à l’interprétation. J’aime retrancher le plus possible d’informations. J’essaie de concevoir mes films comme une statue de Giacometti, en enlevant toujours plus de matière, pour voir si ce qui reste est suffisamment fort pour tenir tout seul, sans s’effondrer. Mes films ne font que soulever des questions, ils ne donnent jamais de réponses. Je veux que le public aille les chercher au fond de lui-même, et elles sont souvent totalement différentes selon les spectateurs. L’usage du langage cinématographique me sert à renforcer la réalité, ce qui ne veut pas dire la fictionnaliser, mais plutôt de s’y immerger profondément. D’abord en pénétrant l’espace, puis en montrant l’effet que cet espace a sur les gens que je filme, car cette vérité que je recherche se trouve dans l’interaction entre les personnages et leur environnement.


Effectivement, tous vos films débutent par des plans généraux, souvent des panoramiques, qui vous permettent de découvrir l’espace, en particulier dans Sicario,où vous révélez la chambre vide du motel, avant l’entrée du tueur repenti des cartels.

Cette chambre est devenue une scène de théâtre. J’ai vidé entièrement la pièce, avant de trouver les outils narratifs pour l’habiter, la faire vivre : le voile avec lequel l’assassin cache son visage pour pouvoir témoigner, et son carnet dans lequel il écrit et dessine son passé. Ce geste d’illustrer ses paroles est devenu le fil rouge du film. La réalité de cet homme a fini par se résumer à ses mains et surtout à sa voix, dans laquelle toute la justesse du film est suspendue. Au début, il voulait qu’on la modifie. C’était très dur pour moi, je sentais qu’il ne fallait pas le faire. Finalement, je m’en suis sorti grâce à mon ingénieur du son, qui a fait un travail formidable. Il a réussi à saisir deux tonalités dans son timbre, l’une plus masculine, l’autre plus féminine, et à les moduler. C’était un vrai travail de musicien ! Elle est donc légèrement modifiée, mais il a réussi à en préserver son essence, sans l’altérer. Paradoxalement, ce film qui est en apparence le moins cinématographique que j’ai réalisé est celui qui a le plus fort impact cinématographique de tous.
Quand nous avons fait le montage, nous n’avons jamais changé la chronologie du tournage. C’est la seule fois où j’ai procédé ainsi. Sa parole était parfaitement structurée. Et il y a eu le détail incroyable de sa respiration. Lorsque nous arrêtions l’enregistrement, toutes les quinze minutes, il se relâchait et exhalait un grand souffle. Il a littéralement donné le rythme du film, en décidant physiquement de son montage.


Le personnage devient l’incarnation la plus complète du cinéma : il est à la fois l’acteur, le réalisateur, le scénariste, le dialoguiste, le story-boarder…

C’est du pur cinéma ! Je suis entré dans ce story-board qui se faisait sous mes yeux, et j’en ai extrait des images incroyablement puissantes. Pour ce film, la vérité se situait dans la distance de la caméra. Je devais trouver la bonne distance face à cet homme, car si j’avais été un tout petit peu plus près ou plus loin, cela aurait complètement changé la narration. Ma position par rapport à mes personnages délimite mon « champ de vérité », je dois trouver le parfait endroit où poser ma caméra. Il n’y a qu’un axe possible pour raconter une histoire, et c’est le bon. Tous les autres sont mauvais.
Je n’arrive pas à comprendre les documentaristes qui ne travaillent pas avec leur caméra, qui ne mettent pas leur œil dans l’objectif. Si je ne le faisais pas, je ne pourrais pas travailler. Je me sens comme un scientifique penché sur son microscope, qui découvre des choses que personne d’autre ne peut voir, un monde invisible qui devient ma nouvelle réalité, que je dois décoder, structurer.


Exactement comme le scientifique de Sacro GRA qui étudie les insectes, leurs comportements, leurs sons, qui peut être vu comme votre alter ego…

(il coupe) Je pense que Sacro GRA n’a pas été bien compris. Beaucoup de gens ont eu l’air de croire que le film était arbitraire dans sa construction, alors qu’il a une structure très solide. Le début d’un film est crucial pour moi. J’ai besoin de créer immédiatement des images fortes pour savoir ce que je veux raconter, de construire un noyau, un cœur autour duquel le film peut ensuite se développer. Dans le cas de Sacro GRA, j’ai tout de suite fait une analogie avec les anneaux de Saturne, qui correspondent parfaitement à la forme de ce périphérique, qui tourne sans cesse autour de Rome, et cette métaphore a eu un impact très fort sur mon imaginaire.
À partir de là, il a fallu que je choisisse six personnes qui puissent résumer la réalité des trois millions d’autres qui vivent dans cette zone, qui puissent devenir universels. En documentaire, il est important que les personnages soient des archétypes, sinon ça n’est pas intéressant. La réalité n’est pas intéressante du tout ! Les gens pensent souvent qu’il suffit de filmer la réalité comme elle se présente, mais ce sont des conneries ! La réalité est ennuyeuse, il n’y a rien à filmer ! Il faut être capable de la transformer en quelque chose de différent. Le monde d’aujourd’hui est bien trop compliqué pour que l’on puisse se contenter de réalisme et d’observation. Si vous voulez des informations, Google est fait pour ça ! Ça ne vaut pas la peine de faire un film si vous pouvez en faire un simple reportage. Trop souvent, je vois des documentaires qui ne sont que du mauvais journalisme, qui ne m’ouvrent pas à l’intimité de leurs personnages, à leur vérité, qui ne trouvent pas cette bonne distance dont je parlais. Sicario est un film fort, car le personnage m’a donné à voir son monde, et aucun article n’aurait pu approcher d’aussi près cette réalité, malgré le fait que l’idée du film me soit justement venue de la lecture d’un article. Mais il ne me donnait justement que des informations, il ne m’a pas fait accéder à l’essence de ce type, à son esprit.


Comment réussissez-vous à créer cette intimité avec vos personnages ? Est-ce le fruit d’un long travail en amont, ou quelque chose de plus instinctif, qui advient lors du tournage ?

Pour vous répondre, je vais vous faire un aveu : je déteste filmer… C’est très douloureux comme moment, car dès que vous posez votre caméra, tout change. Quoiqu’il arrive, je change, et les gens que je filme aussi. Donc ce qui compte le plus, c’est ce qui se passe avant de filmer. Je dois connaître parfaitement ces gens : qui ils sont, ce qu’ils font chaque jour, quel est leur parcours, leur histoire… Pour que, lorsque je lance la caméra, je puisse anticiper ce qui peut arriver. Ceci dit, très souvent, il se passe autre chose, et c’est encore mieux. Dans Fuocoammare par exemple, quand j’ai suivi l’enfant chez le docteur, ce dernier m’a dit qu’il ne voulait pas être filmé. Donc je me suis concentré sur l’enfant, j’ai réduit l’espace, de façon à ce qu’on n’entende que la voix du médecin, une idée que je n’aurais pas eu sans son refus. Et puis, ce hasard est arrivé, où il lui a détecté un œil défaillant. J’ai su, en filmant, que cette information était une métaphore de mon film, qui changeait complètement ma narration. Cet œil défaillant, c’est le nôtre, c’est notre
point de vue. Ce moment a modifié ma relation au gamin. Dès lors, j’ai toujours eu en tête que, quoi qu’il fasse, il avait cet œil défaillant. Il n’était plus le même qu’au début du tournage. C’est un cadeau que la réalité m’a donné. J’écrirais l’exacte même scène dans un scénario, n’importe quel producteur me dirait que c’est trop !


Vous êtes habitué à des tournages de très longue durée, parfois étalés sur plusieurs mois, voire années. Comment se déroule votre travail de montage ?

La raison pour laquelle je filme moi-même, c’est que cela me permet de connaître parfaitement mon matériau. Je ne regarde jamais mes rushes après avoir filmé. Je filme, pendant un an, deux ans, parfois beaucoup moins, trois jours seulement pour Sicario, mais je ne regarde jamais ce que j’ai filmé.
Tant que je sais que tout va bien d’un point de vue technique, j’avance. Puis, après, je fais marcher ma mémoire, car je sais qu’elle préserve les moments les plus importants. C’est comme dans la vie, regardez, ici, à Cannes, après une semaine, il ne vous reste que cinq ou six moments forts, le reste est oublié. C’est pareil pour un film. Du coup, je passe très peu de temps en montage, deux mois maximum. Je ne comprends pas les gens qui passent un an en salle de montage… Ils ne doivent pas savoir ce qu’ils ont filmé ! Pensez-vous un jour sauter le pas de la fiction ? Je serais trop ennuyé à l’idée d’écrire un scénario… J’ai toujours trouvé le stade de l’écriture très factice, j’ai l’impression de mentir. Il s’agit d’un processus très cérébral, qui ne me donne jamais satisfaction. Et franchement, je n’arriverais plus à m’intéresser à quoi que ce soit une fois le script fini. Je n’aurais plus rien à découvrir de l’histoire. J’y perdrais ma liberté, et plus encore, ma liberté d’errer, de ne pas savoir forcément où aller.


Pensez-vous qu’un documentariste doit avoir un rôle politique ?

Je ne cherche pas à faire de mes films des essais politiques, ou des discours, même si tous mes films partent d’un postulat sociopolitique fort : The Boatman parle du système
des castes et de la perception de la mort en Inde ; Below Sea Level parle de vagabonds, de sans-abri aux États-Unis, dans un espace infini, le désert, sans règles sociales apparentes. Sacro GRA est aussi un film politique d’un point de vue architectural si j’ose dire, au sens de ce qu’avait fait Italo Calvino en littérature avec Les Villes Invisibles. Je montre un espace à la marge, avec ses propres codes, sa propre culture. Fuocoammare, « ça va sans dire » (en français dans l’entretien) ! Dans ce film-là, il y a trois films en un. Il y a l’île, le docteur, et les migrants. L’île et les migrants sont deux mondes séparés, qui se rencontrent à peine, avec le médecin au milieu qui fait le lien. Et la politique est tout autour, elle pressure ces trois histoires. Ce n’est pas moi qui fais de la politique, je ne peux que la laisser entrer dans les images. Finalement, la chose la plus politique de mon
film, c’est peut-être son titre ! Et le cadre, car le choix d’un cadre est toujours politique. Quand je compose mon cadre, je dois toujours prendre en compte deux espaces : ce qui est devant moi, ce que je filme, et ce qu’il y a dans mon dos. Je dois faire ressentir cet espace qu’on ne peut pas voir à l’image, et ce qu’il représente : la mort en Inde dans The Boatman , la complexité du Mexique et d’une ville dans Sicario et Sacro GRA, les disparités sociales aux États-Unis dans Below Sea Level… Mais je ne dois pas avoir à le dire, je dois réussir à le faire ressentir.


Quelle est la situation du documentaire aujourd’hui en Italie ?

Elle est très bonne. Il y a presque un mouvement à part entière qui est en train de se créer, avec d’excellents réalisateurs qui font ce choix, Pietro Marcello, Roberto Minervini, Leonardo di Costanzo… J’ai l’impression qu’en Italie, nous sommes beaucoup à partager cette vision du documentaire, celle qui me guide. Il n’y a pas nécessairement de « nouvelle vague », nous ne cherchons pas à faire école, mais nous nous connaissons bien, nous nous voyons souvent, et même si nous parlons de tout autre chose que de documentaire, nous nous inspirons les uns les autres.